dimanche 25 octobre 2009

Autoentreprendre : entre mythe et réalité

Hervé Novelli et Christine Lagarde s'en réjouissent[1], un nouveau record est tombé en septembre dernier avec 56.548 créations d'entreprises dans le mois, en hausse de 80,3% par rapport à septembre 2008, et cela après des mois de hausse régulière et malgré une crise qui n'en finit pas. Ce chiffre est à mettre en grande partie au crédit du succès du "statut" d'auto-entrepreneur, mis en place au 1er janvier 2009. Sur les 9 premiers mois, 424.209 entreprises ont déjà été créées, dont plus de la moitié (54% selon l'INSEE) utilisent ces formalités allégées et simplifiées. Au total, c'est donc 68% de mieux que sur la même période de 2008 qui certes, ne connaissait pas encore ce miraculeux statut.
Ironie mise à part, c'est l'occasion de revenir sur un statut qui a fait coulé beaucoup d'encre depuis sa mise en place. Il interroge notamment parce qu'il rend véritablement accessible à tous l'espoir de créer et de diriger sa propre "petite entreprise". Alors utopie ? Supercherie ? Ou bien véritable espoir rendu possible par le pragmatisme d'une mesure attendue et réclamée ?


Le sujet est vaste et doit être approché sous des angles variés. En premier lieu celui de la nouvelle envie d'entrepreneuriat dont se félicite la ministre de l'économie dans son discourt du 20 octobre dernier : "Un record impressionnant en cette période de crise, qui confirme le développement d’une culture entrepreneuriale en France." Sur ce point, la ministre m'excusera d'avoir l'outrecuidance de penser que les chiffres ne disent pas vraiment cela.
Pour commencer, les deux tiers seulement des auto-entrepreneurs déclarent être mû par l'envie de créer leur activité. Ce chiffre est en concordance avec celui qui précise qu'un tiers des AE n'aspire pas à vivre de cette activité. La nécessité ou le désir de gagner plus occupe donc une place tout à fait significative.
On peut douter un peu plus de l'esprit d'entreprise supposé animer ces entrepreneurs d'un nouveau genre avec ce résultat : 72% des AE souhaiteraient conserver ce statut dans l'avenir et ne chercheraient pas à se développer[2]. 18% (seulement), espèrent pouvoir évoluer vers un statut classique, dont on peut penser qu'il est le seul à permettre véritablement de développer son activité et embaucher d'autres salariés.
Voilà donc de quoi tordre le cou à l'idée que 300.000 nouveaux entrepreneurs à terme en 2009 se seront jetés sur ce statut afin de sauver l'économie française ! La réalité est sans doute plutôt du côté d'une tendance à penser que la fonction publique n'offre plus guère de perspectives (l'annonce des non-remplacements des départs en retraite n'y est sans doute pas pour rien), que le marché de l'emploi privé n'est pas prêt à renouer avec la croissance, et qu'en conclusion, que ce soit pour avoir du travail, pour gagner plus, ou au cas où notre employeur venait à se débarrasser de nous, il vaut mieux se débrouiller tout seul et tenter l'aventure solitaire de l'auto-entrepreneur. Le constat d'un sentiment plutôt égocentrique, si vous voulez mon avis.

Autre bémol à cet optimisme, les revenus procurés par l'activité des AE. L'étude menée par Ciel montre que moins de la moitié des AE interrogés travaillent à plein temps. 57% des AE consacrent ainsi plus de 75% de leur temps à travailler à leur propre compte. En parallèle à ce chiffre, on peut s'inquiéter de voir que, d'après la Caravane des Entrepreneurs[3], 40% seulement des AE espèrent gagner plus de 15.000 € par an.
Sur la question des revenus, d'autres observations méritent attention. L'ACCOS vient d'éditer les chiffres issus des déclarations des 2 premiers trimestres de 2009[4]. Si la faiblesse du nombre de déclarants au 1er trimestre peut sembler logique compte tenu de la nouveauté de la démarche (12.800 déclarants sur 70.000 inscrits), le taux d'AE ayant déclaré un chiffre d'affaire au 2e trimestre reste faible : 43%. Ces 30.000 AE ayant entre 3 et 6 mois d'activité réelle ont ainsi,selon M. Novelli, "déclaré des revenus globaux de 54 millions d'euros pour le premier trimestre et de 126 millions au deuxième, ce qui représente 4.200 euros de chiffre d'affaires par autoentreprise au deuxième trimestre". Outre le fait que M. Novelli parle maladroitement d'un revenu quand il s'agit en réalité d'un chiffre d'affaire, outre que ceci est une moyenne, qu'elle mélange des activités de service et de vente, et qu'il est toujours hasardeux de faire parler les statistiques, ce chiffre parait faible si on le ramène au mois, qu'on déduit les charges sociales puis l'ensemble des charges et des frais qui viennent gréver le chiffre d'affaire. Après ces diverses déductions, un revenu réel de 600 à 800 € parait vraisemblable.

L'autre point de vue concerne les aspects sociaux de ces activités d'un nouveau genre. On pourrait en effet se féliciter de voir ainsi un grand nombre de nos compatriotes habités de l'envie d'entreprendre. Mais si cet engouement était plutôt le résultat d'une résignation à ne plus pouvoir accéder au salariat, voire d'une incitation forte des employeurs à recourir à une main d'œuvre dont ils n'ont plus à supporter la charge en cas de baisse d'activité ? J'étais saisi d'entendre il y a quelques jours l'un des 283 ex-salariés, licencié par Molex, déclarer qu'il n'avait plus envie de retrouver du travail et qu'il préférerait ainsi tenter de monter son activité. Sans doute les délocalisations, le stress permanent de la perte de son travail, la dégradation fréquente des conditions de travail, et paradoxalement ce culte de la valeur travail prôné par l'actuel gouvernement sont de nature à pousser chacun à réfléchir à un avenir diffèrent où il n'aurait de compte à rendre à personne, et où il ne dépendrait pas du bon vouloir de tel ou tel patron ou actionnaire.
La plus machiavélique des idées serait de penser que certains employeurs pourraient voir dans l'auto-entrepreneuriat une belle aubaine pour éviter les contraintes du salariat : durée et organisation du travail, heures supplémentaires, accidents du travail,...
Il y a quelques mois, le débat sévissait sur quelques forums sur la possibilité d'utiliser le statut AE pour les artistes du spectacle. Les artistes ont la chance d'être protégés par le code du travail qui prévoit pour eux une "présomption de salariat". Devant les difficultés du régime d'indemnisation du chômage pour les intermittents du spectacle, certains ont cru voir dans l'auto-entreprise la solution idéale : facturer sa prestation de musicien ou d'artiste et renoncer à ses droits de salarié. Si l'obligation de détenir une licence d'entrepreneur de spectacles est aujourd'hui un obstacle à l'utilisation du statut d'AE pour un artiste du spectacle, nul doute que la suppression de la présomption de salariat[5] ou de l'indemnisation de intermittence déclencherait une nouvelle ruée vers un statut indépendant simplifié.

Pour rester sur le terrain des remises en causes des acquis sociaux, un autre chiffre est remarquable : 22% des Auto-Entrepreneurs utilisent prioritairement le week-end pour exercer leur activité[6]. Voilà bien là aussi une belle manière de faire passer inaperçue la généralisation du travail le dimanche.
Enfin, il est une évidence qui n'est pas discutée : le dispositif fait la part belle au revenu immédiat et fait l'impasse sur le salaire différé. Plus de cotisation chômage, des cotisations retraites minimales, pas d'assurance dans la plupart des cas... L'auto-entrepreneur peu prévoyant s'expose ainsi à une véritable précarité en cas de maladie, coup dur ou accident, sans parler de ce qui l'attend au crépuscule de sa vie.

L'importance du nombre d'AE immatriculés en ce début d'année est néanmoins impressionnante, voire surprenante. Les très nombreux profils concernés (étudiants, retraités, chômeurs indemnisés, fonctionnaires, salariés, bénéficiaires du RSA...) sont une des explications possibles. La simplicité remarquable du dispositif en est une autre, facilité présentée comme responsable du choix de ce statut  par 83% des AE. La simplicité fiscale est l'argument qui arrive en 2e position, a tel point que près de 10% des demandeurs de ce statut sont des entrepreneurs déjà inscrits en micro-entreprise. On peut aussi penser que ce statut sert à régulariser des situations de "travail non déclaré", bien que des chiffres fiables soient, on le comprend, difficiles à obtenir.

Quant à l'impact en termes de création d'emploi, il semble bien que le déséquilibre soit colossal ! En effet, un tiers des apprentis entrepreneurs sous statut AE sont déjà salariés, et 28% de ces salariés ont abandonné leur emploi pour se consacrer à leur activité indépendante. En neuf mois, cela représente plus de 20.000 auto-entrepreneurs qui sont ainsi passés du statut salarié au statut indépendant. Outre la précarité probable de leur situation, il faut relativiser ces résultats en les mettant en parallèle avec la progression du nombre de demandeurs d'emplois entre septembre 2008 et juillet 2009 : plus 477.100 chômeurs supplémentaires. Certes, il faut aussi compter les 25% de créateurs qui sont des chômeurs bénéficiaires de l'ACCRE[7]. Il faudra quelques temps pour mesurer la pérennité de leur initiative, d'autant que le contexte est rude.
Penchons nous un instant sur le nombre de défaillances d'entreprise. Un autre record est presque tombé en septembre, celui des faillites enregistrées dans l'économie française, selon l'observatoire de la Coface[8], qui a atteint 6.598 entreprises, après le précédent record de mars dernier (6.773). Sur les douze derniers mois, le nombre de faillites est ainsi de 24% plus élevé que lors des 12 mois précédents. Le très sérieux Euler Hermes[9] ne dit pas autre chose dans son étude publiée le 3 septembre en prédisant 70.000 entreprises "perdues" fin 2009 (+20% par rapport à 2008).

Il n'est pas question ici de dénigrer les possibilités offertes par le statut d'Auto-Entrepreneur. L'objet est de rappeler l'intérêt objectif d'un tel statut : permettre de tester une activité, exercer une activité accessoire (retraités, étudiants...) ou compléter une activité à temps partiel... Pour le reste, on tomberait selon moi dans les travers de tout dispositif, car aucun ne peut répondre à tous les besoins et ne présenter que des avantages.
Vouloir présenter ce statut comme la solution face à la crise est en tous cas malhonnête. Appeler à une certaine vigilance, déceler les dérives me semblent être un devoir. S'il répond à de réels besoins, le statut Auto-Entrepreneur entretient l'idée que travailler plus est l'unique solution, qu'il faut d'abord penser à soi, et que travailler pour soi est plus valorisant que de travailler pour une entreprise. Pas sûr que cela nous aide à préparer une société plus équitable...

[1] On dirait même que cela les fait beaucoup rire... Voir le site officiel du gouvernement
[2] Etude menée par l'éditeur de logiciel CIEL auprès d'un échantillon de 817 AE ayant téléchargé son logiciel de facturation gratuit
[3] voir le site www.autoentrepreneur-pratique.fr
[4] à retrouver sur le site de l'ACCOS
[5] ce qui n'est pas exclu tant l'Europe voit cette spécificité française comme une extravagance
[6] contre 16% le soir ou après le travail, et 62% en journée - source la Caravane des Entrepreneurs
[7] aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d'entreprise 
[8] L 'étude des défaillances par l'assureur-crédit Coface ici
[9] Le nombre de défaillances d'entreprises en France a continué d'augmenter au cours du premier semestre sous l'effet de la détérioration de l'environnement économique pour atteindre son niveau le plus haut depuis dix ans, indique une étude de l'assureur-crédit Euler Hermès (voir l'article du site boursereflex.com.)

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